Breath of the Wild : l’essence de la liberté

À propos de ce dossier

Le monde ouvert : une formule séduisante mais périlleuse. Une recette autrefois prometteuse, mais est-elle aujourd’hui vraiment épuisée…


Un nouveau classique

A posteriori, il n’est pas surprenant que le récent opus de la célébrissime franchise de Nintendo se soit rapidement imposé comme un nouveau classique du jeu vidéo. Après tout, The Legend of Zelda a plus de 35 ans d’existence et presque autant d’éclatantes réussites à son actif. La franchise n’est plus seulement une figure incontournable du paysage vidéoludique : c’est une œuvre qui a su prouver son génie, encore et encore. Malgré tout, le parcours du petit dernier de la famille¹ n’était pas dépourvu d’embûches.

¹ Si on met de côté le remaster de Skyward Sword (2021) et le remake de Link’s Awakening (2019).

Revenons en 2017. Breath of the Wild est alors sur le point de faire une entrée tonitruante. Quant à elle, la franchise mère Zelda accuse son âge vénérable. De nombreux joueurs craignent que la série ne s’enlise dans des codes et traditions qui l’ont certes définie par le passé, mais qui aujourd’hui la sclérosent, l’empêchant d’évoluer pour surprendre les joueurs comme elle l’avait fait jadis. Qui plus est, l’annonce de Breath of the Wild comme entrée réelle de la franchise dans le monde ouvert² en inquiète plus d’un. Le monde ouvert pourrait se définir ainsi : un level design entièrement contenu dans un seul niveau, sans barrières, sans frontières — par opposition au jeu standard divisé en une multitude de zones ou étages segmentés. Un espace vaste et ouvert plutôt qu’un labyrinthe fermé. Un voyage libre plutôt qu’un itinéraire fléché. Voilà une formule de jeux très ambitieuse, même pour Nintendo, inhabituelle pour ses développeurs, et tellement répandue dans l’industrie du AAA moderne³ qu’elle est souvent perçue comme à bout de souffle. Il s’agit donc pour Nintendo d’adapter une série phare, lourde des attentes des fans, à un genre vidéoludique complexe, tout en insufflant à ce dernier un grain d’innovation. Même pour le titan japonais, le défi est de taille.

² Le tout premier jeu Zelda de 1986 peut être considéré comme un proto monde ouvert.

Monde d'Hyrule dans The Legend of Zelda

³ Assassin’s Creed, The Witcher, The Elder Scrolls, Far Cry, Red Dead Redemption

C’est pourtant la nature même de ce challenge qui confère à Nintendo une latitude considérable dans le développement de Breath of the Wild. Parce que la franchise trentenaire s’affale dans ses habitudes, Nintendo n’hésite pas à rompre avec certains de ses carcans pour la renouveler ; parce que la formule du monde ouvert se standardise, les développeurs peuvent se démarquer par la fraîcheur de leur approche. C’est donc d’abord dans le travail et la vision des développeurs qu’on discerne cette recherche de liberté si caractéristique de Breath of the Wild.

L’affranchissement des codes de la série est particulièrement notable. Les Zelda précédents se caractérisent en effet par leurs donjons linéaires, leur narration superbement ficelée mais rigide, l’apparence immuable d’un Link muet, la présence des emblématiques Master Sword et bouclier Hylien… À l’inverse, Breath of the Wild propose une navigation complètement libre dans l’espace de jeu, des donjons optionnels et flexibles (en cela que leur level design et leurs obstacles peuvent être abordés de plusieurs façons), une personnalisation avancée de l’apparence du héros favorisant le jeu de rôle et l’immersion, et un éloignement de la franchise-mère par une incorporation très discrète de ses références emblématiques⁴. Même la princesse Zelda est quasiment absente de l’aventure. Si Breath of the Wild se rattache indubitablement à l’œuvre de Shigeru Miyamoto, ne serait-ce que par son atmosphère au carrefour de l’onirisme et de l’aventure, le jeu se libère des attentes des fans et revigore la licence en imposant sa propre identité.

⁴ La Master Sword et le bouclier Hylien sont bien présents dans le jeu, mais jouent un rôle bien plus anecdotique que dans la plupart des autres Zelda.

Mais là où le dernier Zelda est le plus révolutionnaire, c’est dans une approche visuelle du monde ouvert qui le distingue immédiatement de la concurrence. Quand les mastodontes de l’open world moderne s’échinent à proposer une carte débordante de marqueurs, signaux et indicateurs toujours plus nombreux, la scénographie aérée de Breath of the Wild nous laisse reprendre notre souffle. La surcharge d’éléments d’interface extérieurs à la diégèse⁵ (autrement dit, artificiels) est en effet monnaie courante dans l’open world moderne, notamment les AAA. Pourtant, cette saturation visuelle de la carte nous distrait de la beauté naturelle des paysages⁶ que l’on traverse dans ces jeux aux grandes étendues. Le trop-plein d’informations tend à asphyxier l’enthousiasme du joueur en quête d’évasion. Il cesse d’évoluer dans un monde où il peut joyeusement perdre la notion du temps ; à la place, il est confronté à une liste de corvées à expédier au plus vite, dans l’espoir d’élaguer une interface envahissante. Au lieu d’être emporté par une épopée, le joueur coche des cases. L’aventure perd de sa spontanéité. Le plus dramatique est qu’à cause de leur surabondance, le joueur finit par ignorer ces points d’intérêts superflus ; en zappant une partie du jeu, c’est l’expérience dans son intégralité qui en devient moins mémorable. Ce design n’a évidemment pas pour but d’accabler gratuitement le joueur, mais bien de le garder le plus longtemps possible dans le jeu en évitant qu’il tombe à court d’objectifs à remplir. Malgré ces bonnes intentions, le prix à payer n’en est pas moins élevé : à moins d’être parfaitement intégré dans la diégèse, cette surabondance d’UI brise notre immersion. Elle est un rappel brutal qu’on évolue dans un simple jeu vidéo plutôt que dans une aventure extraordinaire. Et quand bien même ces éléments se fondraient parfaitement dans le paysage, leur quantité pléthorique resterait une source de pression pour le joueur — un constat désagréable qu’il lui reste trop de choses à faire pour savoir où donner de la tête.

⁵ L’univers fictif dans lequel se déroule une œuvre (jeu, film ou autre récit).
⁶ Certains titres tels que Ghosts of Tsushima évitent élégamment cet écueil en dissimulant leurs indices dans la nature pour guider le joueur (oiseaux volant avec insistance dans une direction, papillons colorés virevoltant autour d’un point spécifique, etc..).

Breath of the Wild prend le contre-pied total de cette tendance moderne. Nintendo a compris que la véritable liberté de son monde ouvert ne viendrait pas de son gigantisme, mais bien de la quiétude qui envahit le joueur lorsqu’il en traverse les immensités. Le jeu offre ainsi à pertes de vue des paysages non seulement magnifiques⁷, mais surtout reposants. Tandis que son regard se perd dans les étendues paisibles d’Hyrule, le joueur n’a qu’un désir : prendre le temps d’embrasser pleinement le panorama, mettant de côté toute urgence de quête à accomplir.

⁷ La critique est parfois divisée à ce sujet, certains joueurs n’étant pas satisfait des capacités limitées de la Switch en matière de puissance graphique…

Une des premières vues de présentation de Breath of the Wild

Pour attiser cette soif de tranquillité, la scénographie du jeu est doublement économe. D’une part, les paysages sont épurés, parfois à la limite de la désolation, assurant la bonne lisibilité du level design. D’autre part, l’interface utilisateur est également minimale. Pas d’indicateurs intrusifs, pas de suivi de quête superflu, rien qui ne vienne polluer l’expérience organique de l’œuvre. La carte du jeu ne montre que la topographie d’Hyrule, sans aucune autre forme d’indications artificielles. Pour s’orienter et comprendre son environnement, le joueur se reposera donc essentiellement sur sa propre intelligence — et sur celle de la scénographie. Ce design semble aride à première vue, mais il est au contraire étudié afin de favoriser un ressenti de jeu fluide et une liberté enivrante. Hyrule offre ainsi pléthore de repères naturels : reliefs, forêts, marécages, villages et autres points d’intérêts intradiégétiques, tous revêtant une identité visuelle forte afin d’être facilement distinguables. Entre ces points d’intérêts, les espaces sont largement vides, écho moins hostile des déserts de Shadow of the Colossus. Cette épuration du panorama en fait d’autant mieux ressortir les aspérités, qui captent facilement le regard du joueur. Chacun de ces lieux est à ce point unique, et leur présence si rare, qu’ils marquent notre esprit et facilitent l’orientation. La construction des paysages de Breath of the Wild est tellement maîtrisée qu’il est souvent plus facile de se repérer SANS carte. Le joueur est encouragé à s’en émanciper totalement ; on se familiarise graduellement avec la cartographie d’Hyrule jusqu’à la connaître comme notre poche. La curiosité du joueur n’est pas gâchée par des systèmes d’aide artificiels. Il doit certes faire l’essentiel du travail, mais il est en cela subtilement aidé par une topographie naturelle. Il perçoit toute la gratification de se débrouiller seul sans pour autant être accablé par l’ampleur de la tâche. C’est une formule où tout le monde gagne.

Une des premières vues de présentation de Breath of the Wild

Notons que l’économie de reliefs dans le monde ouvert ne doit pas se faire au prix de son réalisme. Dit autrement, le level design d’Hyrule ne doit pas être à ce point désolé que l’immersion du joueur en soit compromise. Breath of the Wild évite cet écueil non seulement dans l’équilibre scénographique entre minimalisme et réalisme, mais aussi en nous amenant, par la beauté douce et sauvage de ses panoramas, à constamment mémoriser nos environs. Le level design s’inscrit dans nos esprits jusqu’à en devenir réel — au moins pour nous.

Cela étant dit, Breath of the Wild privilégie toujours le sentiment d’évasion et la fluidité du game feel au réalisme absolu. Ainsi, Nintendo s’accorde le droit d’utiliser le réalisme comme un outil contextuel plutôt que d’en faire une fin en soi. Il est notamment présent lorsqu’il aide le joueur à comprendre intuitivement une mécanique, en le mettant dans une situation où un élément de l’environnement réagira similairement à la vraie vie. Ce système aide à trouver naturellement la bonne mécanique pour surmonter un obstacle (utiliser le feu pour faire fondre un barrage de glace, par exemple), en puisant dans un savoir connu et concret. De manière générale, le réalisme est employé par touche pour favoriser l’immersion. Sinon, il est tout bonnement écarté⁸ afin de préserver l’équilibre précaire entre expérience crédible et univers fantastique.

⁸ On peut par exemple mentionner le poids inexistant de l’équipement, Link disposant d’un inventaire illimité sans contrepartie de, ou encore les reliefs du jeu beaucoup trop plats pour être réalistes.

Ce réalisme n’est pourtant pas à dédaigner, car loin de faire dévier le jeu de sa promesse de liberté absolue, il favorise l’aspect vivant du monde ouvert. Mais pour que l’expérience soit réellement vivante, le joueur doit pouvoir s’y incarner. Pour se sentir libre, il ne peut être cantonné à un rôle de spectateur : ses choix doivent impacter le monde qui l’entoure.

Le véritable pouvoir du jeu

« Il est plus facile d’être esclave que maître. » Cette maxime en apparence provocatrice est en réalité porteuse d’une grande sagesse. Pour son auteur, le philosophe allemand Hegel, l’esclave est celui qui travaille ; autrement dit, celui qui transforme le monde. Il renonce à la liberté comme absence de contrainte, la troquant contre la liberté comme pouvoir. Pouvoir sur les autres, sur son environnement, sur le monde, et sur soi. Ce pouvoir, cette capacité d’agir, est ce qui nous intéresse ici, car elle est au cœur de ce qui constitue le jeu vidéo.

Le médium vidéoludique se distingue en effet du cinéma, de la littérature ou de la musique par la liberté qu’il octroie à celui qui joue. La liberté non pas de s’affranchir de toutes les limites — car un jeu ne fonctionne pas sans règles claires à respecter — mais la liberté comme participation active dans l’usage de ces règles. Le joueur est un sculpteur : il ne peut changer la nature profonde de la glaise qui lui est donnée, mais il peut la façonner à sa guise. Sa liberté réside moins dans sa capacité à modifier les règles du jeu que dans celle de les plier à sa volonté pour modeler sa propre création.

Si la capacité d’agir est donc le particularisme du jeu vidéo, on peut en conclure que les jeux sandbox (bac à sable) sont l’incarnation paroxystique du médium. Ces jeux confèrent en effet au joueur une liberté rare s’agissant de jongler avec les différents outils gameplay pour modeler l’expérience à sa guise. Prenons l’exemple de Minecraft, sans doute le sandbox le plus célèbre du marché. Il n’y a pas d’histoire à suivre et le monde est pratiquement vide lorsque vous commencez une partie. Les événements du jeu émergent uniquement de l’action que le joueur a sur le monde. En utilisant des outils basiques tels que ramasser un objet, le détruire, le transformer ou le poser, celui-ci façonne littéralement son environnement. Comme un maçon ou un architecte, il empile des briques de construction, creuse le paysage et modifie les éléments qui composent le monde (par exemple en minant des ressources du sol pour les convertir en ressources de construction ou d’artisanat). Il construit sa propre aventure à partir des outils que lui donne le jeu. La proposition ludique d’un sandbox se focalise sur cette latitude donnée au joueur pour cristalliser la sensation de liberté.

Exemple de construction dans Minecraft

On comprend en ce sens pourquoi monde ouvert et bac-à-sable semblent aller de pair ; on comprend en ce sens en quoi un jeu comme Breath of the Wild, qui marie les deux formules, le meilleur des deux mondes, exemplifie la liberté dans les jeux vidéo.

Pourtant, se contenter de la double-nature du jeu de Nintendo serait se limiter à une observation superficielle de son génie. Pour comprendre un chef d’œuvre, il nous faut l’analyser en profondeur. Comment Breath of the Wild approche-t-il la formule du sandbox ?

Dossier réalisé par Robin Pailharey, le 13 janvier 2023