La Triforce selon Platon

À propos de ce dossier

Professeur de philosophie et fan de Zelda à ses heures, Alexis Dayon nous propose ce dossier, où il fait un parallèle habile entre le mythe de la Triforce et la pensée de Platon.


Un dernier regard qu’il serait amusant de jeter sur cet univers, porterait assurément sur ses créatures et ses peuplades. Outre la créativité merveilleuse qui s’y trouve, rien – une fois de plus – n’est déployé au hasard : dans chaque contrée défile tout un cortège de grands et de petits êtres, affreux, adorables ou agaçants, dont l’esthétique et les caractères parachèvent le sens des emblèmes et des ambiances. Certains de ces êtres figureront les bienfaits respectifs de la force, de la sagesse ou du courage sous leur forme modérée ; d’autres en incarneront au contraire les dérives et les excès. Et toujours une intention pourra s’y lire.

Ordinn, en période de paix, est une terre vive, accueillante, où florissent les travaux, les affaires, l’artisanat et les fêtes7. La population humaine – les Hyliens – y côtoie celle des Gorons, de gros bonshommes de pierre, trapus et intimidants, avec qui ils commercent. (Et il sera drôle de rappeler à ce propos que Platon faisait de l’epithumia la prédisposition naturelle des marchands.) D’un tempérament simple, parfois méfiant ou renfrogné au premier abord, les Gorons se révèlent vite le peuple le plus joyeux d’Hyrule, et sans doute l’un des plus attachants. Lourdauds mais affectueux, et surtout loyaux, ils montreront entre autres un goût particulier pour les combats de lutte, les roulés-boulés et les sources chaudes, où ils aiment à barboter paisiblement8. En période de déséquilibre, néanmoins, le volcan qui les abrite tend à entrer en éruption, semant la désolation à la surface d’Ordinn : la terre se fend et s’embrase, des créatures de feu se mettent à pulluler… et les Gorons eux-mêmes, devenant farouches ou craintifs, retournent à leurs galeries souterraines dans la montagne afin d’y demeurer reclus jusqu’à ce que la tranquillité revienne. Présents à toute époque, on apprendra dans Skyward Sword l’existence des Gorons dès les tout premiers âges d’Hyrule, faisant d’eux l’un des peuples les plus anciens et les plus persistants qui s’y rencontreront – en quoi l’on pourra voir, ici encore, une traduction du caractère premier de l’epithumia.

Le volcan d'Ordinn

Qu’en retenir ? Que la chair peut tout engloutir lorsqu’on la laisse tomber dans la voracité et la démesure, mais qu’il serait absurde pourtant de la haïr : car c’est d’elle que proviennent la chaleur, la vie et la joie.

Lanelle, dans ses environs les plus prospères, est une terre calme et recueillie. Les vastes plaines d’herbe tendre qui la recouvraient aux commencements d’Hyrule ayant, avec les siècles, cédé place à un interminable désert de sable, il s’agit de celle des trois contrées qui apparaîtra la moins peuplée. Les anciennes plaines étaient habitées par de petits robots grégaires et organisés, qui passaient leur temps à construire des chemins de fer mais disparurent avant d’avoir fini leur œuvre. Bien que quelques ruines seulement aient demeuré de leur civilisation, des chronolithes (pierres magiques ayant le pouvoir de ranimer le passé) les ramèneront brièvement à la vie, offrant le spectacle émouvant et sublime de bulles de lumière frayant au milieu des dunes des chemins de prés verts, de mer et de coraux multicolores. Bien plus tard, les sables – presque morts – ne laisseront subsister que quelques oiseaux, des insectes… puis viendra une civilisation de femmes guerrières, les Gerudos, qui, après une brève apogée, déclineront et disparaîtront à leur tour9.

C’est au creux des roches solitaires, finalement, sous les neiges éternelles et dans les eaux froides des hauteurs, qu’il faudra s’aventurer pour rencontrer un autre peuple millénaire : celui des Zoras. D’un naturel délicat et intelligent, quoique quelquefois arrogant, ces créatures aquatiques – dont l’apparence deviendra de plus en plus humaine au fil des ères successives – habitent la grande rivière d’Hyrule qui porte leur nom. Des contrebas, dans les profondeurs du Lac Hylia, jusqu’à sa source où trône leur domaine finement ouvragé et où siègent leurs rois, les Zoras mènent une existence pacifique, d’après un ordre social précis et hiérarchisé. Parfois méfiants à l’égard des hommes, ils se montreront fragiles et désœuvrés en l’absence de leur souverain, mais doux et rassurants dans leur état habituel. En période de déséquilibre, toutefois, le froid des hauts glaciers tendra à se répandre et à s’installer, ne laissant plus à Lanelle que l’aspect d’une terre morne et désincarnée : le blizzard viendra gémir sur les crêtes, laissant les Zoras de la source prisonniers des glaces ; des vents de tempête se lèveront sur le désert, le rendant presque impraticable ; et seules demeureront, çà et là, quelques créatures gelées et hostiles, quelques revenants ou les fossiles de machines antiques.

Le sommet des Pics Blancs

Quel amoureux de Zelda n’a pas éprouvé, sur les hauteurs des Pics Blancs ou dans les ruines des Gerudos, ce sentiment étrange mêlé de tristesse et d’enchantement ? Quand un bruissement vient à nous, qui semble traverser le temps – tout juste perceptible, là, vacillant dans l’air figé : comme si une vie lointaine, à l’extrême limite de l’absence, revenait d’un autrefois pour nous murmurer son souvenir… La mélancolie même.

Qu’en retenir, cette fois ? Que l’esprit recèle des beautés invraisemblables, mais qu’il serait irréel pourtant de vouloir s’y abandonner : car l’esprit seul est d’un chagrin empoisonné.

Firone, enfin, est – dans ses secteurs habités, du moins – une terre suave, empreinte de drôlerie et de magie. Une quantité de petits êtres et d’esprits sylvestres s’y côtoient, cohabitant avec plus ou moins de bonne volonté : braves et aventuriers pour les uns, ronchons et trouillards pour d’autres. Mais tous se montrent sensibles à l’équilibre d’Hyrule, la forêt semblant elle-même tributaire de ses aléas – ainsi, en période d’instabilité, celle-ci se corrompt et fane : les arbres tombent malades, des plantes carnivores et autres animaux venimeux se mettent à proliférer, les clairières se recouvrent d’émanations toxiques… et l’air même paraît alors terne, épais. L’animation claire et colorée qui y règne d’ordinaire tourne à la bestialité, faisant de Firone une contrée dangereuse, grouillante et sauvage. Cependant, plus qu’ailleurs encore, les êtres qui s’y trouvent tiennent à la prospérité de leur écosystème et se montreront investis dans sa protection : on pensera notamment aux Tikwis de Skyward Sword, de frêles boules de poils au dos camouflé sous les herbes et les bourgeons, qui, pour le bien de la forêt, vaincront à quelques reprises leur naturel maladivement peureux ; aux singes de Twilight Princess, qui face au temple de la forêt s’avèreront d’une aide indispensable… puis, surtout, aux Korogus de The Wind Waker, ces minuscules êtres feuillus prêts à traverser un océan pour replanter des arbres, et à Dumoria, le plus vaillant d’entre eux : un violoncelliste miniature jouant sa musique sur une brindille et qui, entre deux airs, prêtera main forte à Link pour reconquérir le temple du vent… Viendront encore les Mojos, de petits vauriens cracheurs de noix ; les Skull Kids, des sylvains espiègles jouant de la flûte sur les souches ou disparaissant dans un tourbillon de feuilles mortes ; les Kokiris, une communauté d’enfants à l’apparence humaine, ne grandissant pas et vivant sous la tutelle d’un vieil arbre sacré…

La forêt de Firone

Tantôt facétieuse et chatoyante, tantôt obscure ou inquiétante – mais toujours riche, et belle, et surprenante – Firone, au fond, ne dépeindra que l’ambivalence de Farore face à sœurs… l’ambivalence même du cœur ; puisque tel est le cœur : se tenant là, quelque part entre la force de la chair et la sagesse de l’esprit, cherchant l’harmonie intermédiaire – sombre, rude et farouche lorsque celle-ci lui manque ; vif, brave et généreux lorsqu’il la trouve.

Qu’en retenir, une dernière fois ? Que dans ces jours trop rares où notre cœur nous paraît suave et limpide comme pourrait l’être Firone au matin, alors, sans doute, nous touchons du doigt quelque chose de semblable à ce qu’un platonicien appellerait « le bien pur ».

Notes :

  1. Qu’il s’agisse de la Citadelle d’Hyrule ou du Village Cocorico, au pied du volcan.
  2. En ce qui concerne les activités commerçantes des Gorons ou leurs divers passe-temps, on se réfèrera surtout à Ocarina of Time et à Twilight Princess.
  3. On pourra d’ailleurs relever une interversion intéressante en ceci que Ganondorf est un enfant du peuple Gerudo, issu de Lanelle, tandis que Zelda est une Hylienne, issue d’Ordinn. Comme si l’un et l’autre venaient compenser une absence… ou comme si Din et Nayru s’appelaient mutuellement, à travers eux.

Dossier réalisé par Alexis Dayon, le 06 février 2014